VIDOCQ : LE BAGNE, LA SÛRETÉ ET... APRES

 

 

Dans l’imaginaire populaire, Vidocq restera fixé pour l’éternité comme « l’ex-bagnard roi de l’évasion qui est devenu le premier flic de France sous Napoléon Ier ».

Image évidemment simpliste et réductive... Elle ne rend guère compte de la complexité du personnage, de sa véritable influence sur l’histoire de la police, des rebondissements qui ont fait de sa vie un véritable roman-feuilleton et du rôle de pionnier qu’il a eu dans plusieurs domaines. D’ailleurs le seul timbre dédié à Vidocq, édité en 2003, ne fait-il pas partie d’une série de 6 intitulée « Destinées romanesques » ?

Force de la nature, bagarreur, coureur de jupons, intelligent, opportuniste, persévérant et doué d’un extraordinaire talent de transformiste et d’une mémoire photographique, Vidocq est né à Arras (Nord) le 24 juillet 1775. Il ne tarda pas à mettre ses talents naturels au service d’une vie d’escroc et de voleur essentiellement dans le Nord de la France et en Belgique, à se faire arrêter à maintes reprises et à entamer une carrière d’évadé professionnel servie par ses étonnantes capacités à se déguiser. Le saut vers l’enfer du bagne se produisit fin 1796 mais celui de Brest ne réussira pas à le retenir non plus et repris en 1799, il s’évadera le 6 mars 1800 de celui de Toulon, évasion qui en fit une personnalité respectée du monde des forçats...

Pourtant, de guerre lasse et sans doute avec la ferme intention de changer de vie, il proposa en 1809, et en échange de l’arrêt des poursuites contre lui, ses services comme indicateur à Jean Henry, un policier efficace et honnête qui dirigeait la 2e Division de la Préfecture de Police de Paris au Quai des Orfèvres, spécialisée dans la lutte contre le crime. Henry accepta de tenter l’expérience et ordonna son emprisonnement pour lui donner une couverture. Vidocq ne tarda pas â faire merveille dans l’extorsion discrète de renseignements auprès de ses compagnons de cellule. Convaincu des talents de Vidocq et de sa volonté de passer de l’autre côté de la barrière, Henry le fit libérer et lui confia en 1811 une Brigade de Sûreté rattachée à son service, payée sur des fonds secrets, et dont la mission était de combattre le crime qui pullulait à Paris en passant par-dessus les obstacles réglementaires entravant le travail de la police parisienne.

Pour Vidocq, la police devait pouvoir utiliser des bandits repentis connaissant parfaitement les rouages de la pègre. Commandée avec poigne, sa Brigade de Sûreté fit donc appel aux « talents » d’anciens escrocs, voleurs et prostituées.

La Brigade de Sûreté, plus connue ensuite sous le nom de Sûreté, enregistra des résultats notoirement plus élevés que ceux de la police traditionnelle. Vidocq ne ménageait pas sa personne ni sa peine, prenait des risques encore plus grands que ses agents et assumait seul les enquêtes les plus dangereuses, comme celle qui conduira à l’arrestation des terribles Chauffeurs de la Somme en 1819. Enfin, sa mémoire photographique, enrichie par ses années passées à côtoyer la pègre, avait fait de lui un véritable service d’identité judiciaire vivant…

La Sûreté va être une sorte de creuset dans lequel seront testée des méthodes d’enquête nouvelles mais faisant souvent appel à la provocation. Car aux yeux de Vidocq pour capturer des bandits notoires mais insaisissables, le plus efficace était encore de leur tendre un piège en les poussant à commettre le crime de trop pour les cueillir en flagrant délit. Une technique déjà bien rôdée par la police politique…

Très vite, Vidocq va se constituer de nombreux ennemis parmi la police judiciaire qui supportait mal qu’un ancien bagnard entouré d’individus louches obtienne des résultats à des années-lumière des siens. La grâce de Louis XVIII en avril 1818 pour la condamnation qui l’avait conduit au bagne n’y fera rien. Même blanchi par la monarchie, dont il était toujours resté proche politiquement, Vidocq resta un pestiféré aux yeux d’une partie de la société trouvant amoral sa position dans la police.

Mais s’il « révulsait », il fascinait tout autant et, à partir des années 1820, il se mit à fréquenter nombre de personnages bien placés dans la bourgeoisie et la noblesse qui voyaient en lui un homme sortant de l’ordinaire, aimant raconter à table des histoires passionnantes, mais aussi susceptible à l’occasion de mener pour eux des enquêtes discrètes et généreusement rétribuées… À cela s’ajoutaient des primes versées par le Préfet et des revenus issus de participations dans divers commerces. Dès les années 1820, Vidocq afficha un train de vie qui n’avait plus rien à voir avec celui d’un policier normal et que ses détracteurs les plus virulents attribuèrent bien évidemment à des vols perpétrés par sa « bande » ou à des sommes versées par des malfaiteurs pour échapper à la justice…

La guerre d’usure finit par donner ses fruits et Vidocq se retrouva poussé à la démission en 1827. Une fois dans le privé, il s’attela à deux entreprises : la création d’une société pour exploiter un papier infalsifiable et la rédaction de ses Mémoires qui parurent en 1828 en quatre volumes. Si le papier infalsifiable se révéla un échec commercial ruineux, les Mémoires rencontrèrent, elles, un grand succès et furent rapidement traduites en Angleterre, faisant de leur auteur un personnage de renommée internationale. Renommée qui ne se démentit plus jamais par la suite. Ces Mémoires font par ailleurs partie des textes fondateurs du roman policier « noir » dont elles contiennent déjà la plupart des ingrédients de base…

Après avoir, fin 1831, résolu le tragique vol du Cabinet des Médailles, Vidocq retrouva en avril 1832 son poste de chef de la Sûreté. Juste avant l’épidémie de choléra qui va décimer Paris et les terribles révoltes de juin qui manqueront de peu de faire chuter le jeune régime de Louis-Philippe issu de la Révolution de 1830. L’action et la bravoure de Vidocq seront reconnues officiellement par le roi mais on apprendra ensuite que ses agents en civil s’étaient mêlés à certains endroits stratégiques aux insurgés pour les pousser à la provocation et les faire ainsi tomber sous les balles des forces de l’ordre. La presse d’opposition républicaine qui ne goûtait déjà pas les positions royalistes affichées de Vidocq se saisira de cette histoire pour tirer à boulet rouge sur lui jusqu’à la fin de sa vie. Vidocq finit par démissionner à nouveau en novembre 1832, refusant la fusion de la Sûreté avec la police de Paris.

A 57 ans, le vieux lion aurait pu décider de passer la main mais ce n’était pas dans son caractère… En 1833, il fonda Le Bureau des Renseignements dans l’Intérêt du Commerce qui fut le premier cabinet de détective privé au monde mais aussi, et on le sait moins, l’ancêtre des fameuses agences de notation dont les noms font maintenant trembler jusqu’aux états… !

Non content de traquer les escrocs et les « coquins » chers à son ami Balzac dans un Paris qui s’ouvrait à l’industrie et au commerce modernes, Vidocq fit aussi dans la prévention en publiant en 1836 Les Voleurs, un tour d’horizon du monde de la pègre et de son argot destiné à éduquer les gens honnêtes. Un de ses passages souvent repris sur internet, est celui concernant les « Lettres de Jérusalem », puisqu’on y découvre déjà le mécanisme de la Fraude 419, dite aussi « arnaque nigériane », que tout possesseur d’email a vu passer maintes fois dans sa boite. Rien de nouveau donc sous le soleil…

L’agence de renseignements (bien plus diversifiés que ce que laisse supposer son nom) se révéla des plus rentables pour un Vidocq qui avait le sens de la publicité mais lui attira la vindicte des autorités judiciaire et policière jalouses d’un succès qui leur faisait ombrage. Elles n’hésitèrent pas alors à le faire arrêter et à lui intenter des procès dont il sortira toujours vainqueur, s’empressant à chaque fois de faire placarder dans les rues de Paris des affiches proclamant sa victoire…

Toutes ces mésaventures étaient suivies par la presse car Vidocq était ce qu’on appelle de nos jours un « people » et il suscitait un intérêt jusque hors des frontières françaises. Balzac s’était inspiré de lui pour son Vautrin et il y aura du Vidocq dans le Jean Valjean et le Javert de Victor Hugo…

Vidocq ne retrouva la tranquillité qu’à l’été 1843 et signa ensuite deux romans, Les Vrais Mystères de Paris (1844) et Les Chauffeurs du Nord (1845), à nouveau deux succès de librairie. C’est aussi en 1844 qu’il publia un livre intitulé Quelques mots sur une question à l'ordre du jour : réflexions sur les moyens propres à diminuer les crimes et les récidives, essai remarquable et moderne sur la réinsertion des condamnés et certains effets néfastes du régime carcéral et de la peine de mort. Après deux ans passés à Londres, il revint à Paris pour prendre part un peu plus tard, à 73 ans, à la Révolution de 1848, son amitié et admiration pour Lamartine, figure de proue des insurgés, ne l’empêchant pas d’œuvrer une dernière fois officieusement pour la police royaliste…

Ayant cessé définitivement ses activités de détective privé en novembre 1847, Vidocq vivra les dix années qui suivent de ses rentes allant en s’amenuisant et mourra le 11 mai 1857 à Paris dans un état proche de la pauvreté et dans une relative solitude. S’il n’y eut qu’une douzaine de personnes pour ses obsèques à l’église, la nouvelle de son décès fut, elle, publiée un peu partout dans le monde.

Au final Vidocq apparaît donc comme un personnage dont la part d’ombre est bien moins grande que le disent ses adversaires. Le Vidocq bandit n’a jamais commis de crime grave et le Vidocq policier n’est jamais allé au-delà de certains « arrangements » pour son propre bénéfice avec les règles d’une police qui n’en avait encore que peu. Et il fut assurément un des meilleurs adversaires de la pègre de son époque.

Richard D. Nolane

(C) 2015 Reproduction interdite

VIDOCQ ET TOULON : DU BAGNE A LA BD